Pourris Gâtés

Nicolas Cuche – 2021

Parce que l’on peut rire de tout mais pas n’importe comment, alerte!

Missive écrite par Jesse qui se définit (entre autres) comme entendante noétomalalienne française (c’est à dire locutrice de la langue des signes française), trentenaire, vivant à Paris. Relue par au moins un·e concerné·e. Vous pouvez consulter notre Charte Éditoriale.

Note: cette missive porte sur un extrait de l’oeuvre et non sur son intégralité.

Contexte 

« Pourris Gâtés » est le dernier film de Nicolas Cuche, d’après un scénario de lui-même et Laurent Turner. Le synopsis n’a que peu d’intérêt pour cette missive, puisqu’elle ne concerne qu’un extrait dans le dernier quart d’heure, mais le voici en deux mots : Paresseux, capricieux, fêtards, les trois enfants de l’homme d’affaires Francis Bartek ne font rien de leur vie, à part dépenser l’argent que leur père a durement gagné. Lassé par leur comportement, celui-ci leur fait croire qu’iels sont totalement ruiné-es, les forçant ainsi à faire l’impensable: travailler !

Qu’ai-je vu? 

Vers la fin du film, un couple se marie. Le maire qui officie la cérémonie est sourd-signant*, il s’exprime en « langue des signes » (en fait, en gestes) et il est accompagné d’une interprète entendante-signante. Tout le long de la cérémonie, il fait des gestes incompréhensibles pour qui parle la langue des signes française (LSF), tape fort dans ses mains, et pousse des cris. Des cris parfois proches de ceux d’un animal, plus précisément d’un âne. D’ailleurs, dans la version sous-titrée, ce passage est clairement écrit : « Hihon ». Parallèlement, l’interprète exprime les propos du maire en français, et signe en LSF les dires des mariés.
Après quelques minutes, le mariage est interrompu par le reste de l’intrigue. On voit en arrière plan l’interprète traduire tant bien que mal le dialogue entre les comédiens entendants au maire.

Pourquoi j’alerte?

Cette séquence m’a mise très mal à l’aise. Je ne comprends pas qu’en 2021 (allez, 2020 si on compte les temps d’écriture, tournage, montage, post-prod…) l’on puisse encore diffuser une telle scène. D’abord, le choix des comédien-nes. Avec Eléa Clair, qui mentionne sur son CV maîtriser la Langue des Signes Française (LSF), sans préciser son niveau, le casting n’est pas trop mauvais. Elle n’a pas l’aisance et la fluidité d’une véritable interprète, mais elle signe proprement. On ne la voit de toute façon que très peu signer, principalement en arrière plan à la fin de la séquence.

En revanche, le casting du personnage sourd-signant pose question: Fabien Ara qui joue le rôle du maire est entendant. Selon son CV, il est bilingue en langue des signes… En me basant sur sa performance dans Pourris Gâtés, j’en suis très étonnée ! Je trouve fort dommage qu’un entendant (même signant) ait été casté pour le rôle d’un sourd-signant. Il existe pourtant de nombreux-ses acteurs-ices sourds-es qui auraient pu incarner ce maire. D’après mes contacts dans la communauté sourde, l’appel au casting ne leur est jamais parvenu. Je suis également déçue que Fabien Ara, s’il est vraiment bilingue et s’il côtoie / a côtoyé des personnes sourdes et sourdes-signantes ne soit pas plus sensibilisé à la problématique de la représentation de la surdité et des langues des signes dans les œuvres de fiction.

On peut débattre longuement sur une forme de discrimination positive dans les castings (réserver les rôles de personnes transgenres à des interprètes transgenres, les rôles de personnes sourdes à des interpètes sourds.es, etc) et sur le métier de comédien-ne (faut-il donc être cannibal pour jouer Hannibal Lecter ?). Je n’ai moi-même pas un avis tranché. Je suis convaincue en revanche que tout acteur-rice se doit de produire une prestation de qualité et fidèle à la réalité.

Ici, Fabien Ara se prend le mur. Pour commencer, sa LSF est déplorable. En fait, je ne peux même pas parler de langue des signes. Il gesticule. Les rares moments où il s’approche de la LSF, lorsque par exemple il « dactylologise » (épelle à la main) les noms des époux, on sent à quel point il ne maîtrise même pas l’alphabet signé (ou fait semblant de ??). A sa décharge, c’est très difficile et il faut des années pour arriver à une véritable dextérité. Bref, Fabien Ara s’agite plus qu’il ne signe et sans la traduction de l’interprète, je n’aurais rien compris.

Ensuite, le choix du jeu. En plus de ne pas savoir signer, Fabien Ara, sous la direction de Nicolas Cuche, tape fort dans ses mains et crie. Pire, il braie ! Quand on sait que les personnes sourdes ont longtemps été persécutées, traitées de « débiles », jugées incapables d’apprendre et de travailler, ce choix artistique fait mal au cœur. Il énerve. Les sourds-es ont été moqués-es pendant des siècles. Encore aujourd’hui, iels font face à des discriminations systémiques : à l’embauche, à l’accès à l’information et à la vie citoyenne et culturelle, à la socialisation… Pendant près d’un siècle, la langue des signes française a été écartée de l’enseignement des enfants sourds, à la faveur de l’oralisation. Encore maintenant, lorsqu’un enfant de parents entendants né sourd, le corps médical aiguille quasi systématiquement les parents perdus vers les implants, les appareils et l’orthophonie (c’est à dire la « réparation », la « normalisation » de l’enfant). Tous ces actes médicaux – souvent lourds – étant pris en charge par la Sécu (et c’est très bien!). Peu de médecins ou accompagnants post-natal proposent la LSF et un parcours bilingue. Peu de médecins ou accompagnants savent qu’elle existe et les miracles d’intégration et de développement cognitif qu’elle permet. Qui plus est, les cours de LSF sont très chers et très mal pris en charge par la MDPH/Sécu.

En France la langue des signes n’a été reconnue comme langue à part entière qu’en 2005. Elle ne fait toujours pas partie de la constitution, c’est à dire qu’elle n’est pas une langue officielle de notre pays, malgré des demandes répétées. (A ce sujet, vous pouvez signer la pétition. Ceci obligera le gouvernement à 100% d’accessibilité pour tous-tes nos concitoyens-nes sourds-es).

Pourquoi l’argument de l’humour n’est que peu recevable ?

En publiant une première réaction à chaud sur mes réseaux personnels, certains-es m’ont répondu : c’est de l’humour. Ici, on voudrait accentuer le comique de la situation en tournant en ridicule un sourd et sa langue, tel un Mister Bean.

Je leur réponds : on peut rire de tout, mais pas n’importe comment. On peut rire de la surdité.  Beaucoup y arrivent très bien.

Je pense par exemple à la page Facebook Mème Sourds, qui comme son nom l’indique, reprend des mèmes et les met à la sauce « surdité ».

 

Ou à l’artiste sourd Nikesco qui chronique avec humour et autodérision la vie des sourds-es.

Dernier exemple : la nouvelle série Hawkeye de la franchise Marvel réussit également très bien à aborder le thème de la surdité avec justesse et humour (après avoir castée une actrice sourde dans Les Eternels et une autre actrice sourde et amputée dans Hawkeye, toutes deux pour des rôles de sourdes-signantes). Clint Barton aka Hawkeye est devenu sourd, ses tympans ne supportant pas les multiples explosions avengeresses. Il porte un appareil intra-auriculaire. Qu’il éteint parfois, par exemple lors d’une comédie musicale gonflante. Ou qu’il casse lors d’une bagarre, entraînant de gros quiproquo avec sa coéquipière, de véritables « dialogues de sourds » particulièrement désopilants, mais surtout très réalistes.

On peut donc rire de la surdité. Il faut, même, pour dédramatiser la situation, redonner un peu de légèreté et de cœur à la lutte.

Et je ne doute pas qu’un acteur sourd-signant aurait su apporter du cocasse à cette scène sans pour autant tourner en ridicule les sourds-es et leur langue.


* : Certains.es se demanderont peut-être pourquoi j’utilise parfois le terme “sourd.e-signant.e” et parfois le terme “sourd.e”. Tout simplement car tous les sourds.es ne signent pas ! Selon la FNSF (Fédération Nationale des Sourds de France), seulement 1/3 des sourds.es connaissent la LSF (Langue des Signes Française) et la pratiquent de manière régulière. Iels signent ou parlent, voire les deux. Cela dépend de beaucoup de choses : leur parcours éducatif, leur origine socio-économique, leur héritage et entourage familial. La LSF est moins présente dans le milieu rural, par exemple. Pour cette missive, j’ai donc décidé de bien marquer la différence entre les sourds.es signant la Langue des Signes Française et les sourds.es “en général”, quelque soit leur niveau de surdité et leur choix de mode de communication. 

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Jesse
Jesse se définit avant tout comme un être humain. En creusant un peu, elle ajoute qu'elle est une femme blanche cisgenre hétérosexuelle valide, issue de classe moyenne et vivant à Paris. Passionnée d'astronomie, de jeux (de société et vidéo), de séries et de livres, elle rêve d'un monde de bisounours où la bienveillance et l'amour des autres et de soi-même règnent.
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