Stone Butch Blues

Leslie Feinberg – 1993

Parce que Stone Butch Blues est un trésor pour la mémoire queer, merci!

Missive écrite par Manon qui se définit (entre autres) comme une femme lesbienne blanche cis valide. Relue par au moins un·e concerné·e. Vous pouvez consulter notre Charte Éditoriale.

Attention, cette missive contient des éléments d’information qui pourraient divulgâcher (spoiler!) tout ou partie de l’œuvre.

Contexte 

Le livre Stone Butch Blues a été publié en 1993 par les éditions Firebrandbook. Aux Etats-Unis, il connaît un succès important et devient une référence dans les milieux queers. La bibliothèque de New York le fait apparaître dans sa liste des “125 livres que nous aimons”. 

Non binaire* et engagé.e pour la reconnaissance des droits des personnes queers et trans*, l’auteurice étatsunienne Leslie Feinberg était un.e militant.e communiste et révolutionnaire, juïf.ve laïc.que et activiste anti-raciste. Décédé.e en 2014, iel s’est inspiré.e de sa propre vie pour écrire ce roman. Iel a souhaité le publier sur son site gratuitement pour contribuer à “la lutte pour la justice et la libération de l’oppression”. Dans cette même lignée, la maison d’édition française militante et engagée Hystériques AssociéEs, en a fait la traduction française. Il est donc disponible en lecture gratuite ici. Le travail de traduction a été particulièrement pensé pour parler du personnage principal de Jess. Iels expliquent sur leur site : 

“Alors qu’en anglais le genre des noms, adjectifs et participes passés est neutre, la traduction en français nous oblige à marquer le masculin ou le féminin sans arrêt dans ce récit à la première personne.
Pour cela, nous avons utilisé et le féminin et le masculin quand Jess parle d’elle/lui-même, en variant les proportions selon le moment du récit. Quand d’autres personnes s’adressent à Jess, nous avons utilisé le genre dans lequel elles le/la perçoivent. Cela peut parfois dérouter à la lecture, mais n’avons-nous pas intérêt à ouvrir d’autres imaginaires pour nous nommer que ceux imposés par la grammaire ? 
Parce que le langage est enjeu de luttes et de rapports de pouvoir, parce que nous ne voulons pas reproduire une norme où « le masculin l’emporte sur le féminin », nous avons décidé de travailler le genre des accords tout au long du livre”.

Qu’ai-je vu? 

Stone Butch Blues est un roman qui retrace la vie de Jess depuis son enfance. Iel naît assigné·e femme dans les années 1940 dans la ville ouvrière de Buffalo, au Nord de l’Etat de New York. Alors qu’iel est encore enfant, Jess se pose des questions sur son genre, suite à quoi ses parents décident de l’enfermer dans un hôpital psychiatrique. 

A l’école, des joueurs de football la harcèlent et la violent collectivement. Traumatisée, iel abandonne l’école le lendemain et fuit la maison de ses parents. Elle se rend dans un bar lesbien où elle rencontre  toute une communauté Queer qui changera sa vie. A partir de là, s’ouvre une vie tissée de liens entre personnes outsider*, qui ne correspondent pas aux normes de genre et de sexualité de l’époque. Au cours de sa vie, iel s’identifiera d’abord comme une stone butch*, puis comme un homme trans et enfin comme une personne non binaire. 

Le livre montre de façon édifiante en quoi assumer son identité de genre et son orientation sexuelle affecte de façon violente presque tous les pans de vie. 

A travers ce récit de vie, l’auteurice aborde de nombreux thèmes : 

La transidentité et la féminité en milieu ouvrier

Le livre décrit très bien dans quelle mesure l’engagement politique (syndical, queer et féministe)  augmente la précarité de l’emploi en usine. 

Jess travaille en tant qu’ouvrière dans des usines. Durant ses premiers emplois, iel s’engage dans un syndicat mais un travailleur bloque volontairement la machine pour l’intimider, ce qui lui fait perdre son bras et dans la foulée son travail.

Un de ses amis communiste est contraint de cacher ses idées auprès de ses collègues. On découvre alors en quoi ce type d’engagement peut être discriminant au travail. 

Plus tard, sa transidentité lui fait à nouveau perdre son emploi. Après avoir fait sa transition, un proche la outera* au sein de son usine, ce qui l’obligera à démissionner de peur de subir des violences physiques de la part des employé.e.s. Cette fois, c’est son identité de genre qui augmente sa précarité économique. 

Durant tout le roman, Jess subit également des violences verbales et vit dans la peur des violences physiques sur son lieu de travail.

Le sujet du harcèlement sexuel au travail est également abordé avec le personnage de Theresa qui est licencié après s’être opposée à son patron qui la harcelait sexuellement. 

Le milieu queer et son rapport aux institutions à la fin du XXème siècle

Ce livre est aussi un très bon document historique pour avoir un aperçu des milieux queers des années 90. La socialisation de Jess dans le monde queer se fait par les bars lesbiens où iel y croise lesbiennes, travailleureuses du sexe, drag queens et personnes trans. 

La façon de vivre l’identité sexuelle et de genre de ces personnes est considérée comme illégale par les institutions, qui non seulement ne les protègent pas, mais en plus les violentent.

Régulièrement dans le récit, les policiers font des descentes dans les bars lesbiens. Ils vident les lieux, tabassent les client·es à la matraque, les humilient, les violent. La loi ne protégeant pas ces personnes, la police agit en toute impunité.

Dans l’espace public aussi, la violence s’exibe. Un jour, Jess se fait tabasser par un groupe d’hommes troublés par son allure entre le genre masculin et féminin. Alors qu’iel croit qu’iel n’y survivra pas, iel passe des semaines en convalescence, seule chez iel, sachant que l’hôpital lui refusera probablement les soins. Porter plainte auprès de la police n’est pas envisageable non plus. 

Quand Jess décide d’entreprendre une transition, iel affronte également le milieu hospitalier qui la déconsidère et l’humilie. Le médecin qui lui procure les hormones le fait, d’ailleurs, de façon clandestine. 

La protection des personnes queer n’est donc doublement pas prise en compte, d’une part par le système judiciaire qui ne condamne pas et d’autre part par un système de soin qui refuse de les prendre en charge. 

Les milieux queers et féministes : entre solidarités et tension internes

Les lesbiennes butch et fem : Les lesbiennes fem ont toutes les qualités socialement attribuées au genre “féminin” (douces, à l’écoute, cheveux longs etc.) tandis que les butch ont des qualités socialement attribuées au genre “masculin” (fortes, ne montrent pas leurs sentiments, cheveux courts etc.). Si ces identités de lesbiennes “fem” et “butch” sont fondées sur un schéma qui pourrait paraître essentialisant, elles révèlent par là même que ces identités ne sont que des normes en performant, en jouant des comportements hétéronormés.

Dans le livre, les lesbiennes butch et lesbiennes fem s’attirent et de nombreux couples fondés sur ce schéma se nouent durant le roman. Les relations sont d’une grande solidarité à la fois par amour mais aussi parce qu’elles luttent contre le même système patriarcal. 

Les drags queen, les travailleureuses du sexe et les femme et hommes trans : elles font aussi partie de la communauté queer dans les bars lesbiens. Jess se lie d’amitié avec plusieurs d’entre elles et elles représentent des personnes importantes dans son paysage amical. Une grande solidarité face à l’oppression est présente. A la fin de l’histoire, Jess noue aussi une relation intime, amicale et amoureuse avec une drag queen et femme trans. 

Les femmes noires : les femmes et personnes trans noires sont également représentées dans ce livre. A un moment, la question de l’importance de se retrouver en non mixité est évoquée, à travers le personnage d’Ed qui décide de moins fréquenter les bars lesbiens pour se retrouver avec les siens, dans un bar LGBT noir. Elle explique à Jess : “Écoute. Je bosse toute la journée avec ces vieilles bulls* à l’usine. J’aime venir ici et passer du temps avec vous toutes. Mais j’aime aussi être avec les miens, tu comprends ?”

Les féministes : Jess décide d’engager une transition en prenant des hormones pour se protéger face aux agressions qui sont devenues trop lourdes à porter. Au même moment, Thérésa avec qui est en couple s’insère dans des mouvements féministes. Quand Jess prend la décision de prendre des hormones, Theresa lui dit qu’elle ne peut pas rester avec iel. En effet, Thérésa ne peut être en couple avec un homme (trans) et les idées diffusées par les mouvements féministes qu’elle fréquente à l’époque l’encouragent dans ce choix. Cette histoire est révélatrice de la façon dont le féminisme a pu tenir à l’écart les personnes trans de ses luttes. 

La femme cis hétérosexuelle : avant de partir vivre seule à New York, Jess habite chez une amie qui accepte de l’héberger. Cette amie est mère de deux enfants dont Jess s’occupe beaucoup. Quand Jess dit qu’iel va faire une transition, son amie refuse que ses enfants en soit les spectateurs et qu’ils fréquentent plus tard un homme trans. Jess quitte alors brutalement leur foyer et sera interdite par son amie de revoir les enfants avec qui iel avait tissé des liens importants. 

Le milieu queer militant : vers la fin du récit, Jess habite à New York et a cessé de prendre des hormones, ne se sentant pas complètement être un homme. Iel croise par hasard un rassemblement militant queer où il y a une scène pour prendre la parole. Iel découvre alors que non seulement iel peut parler mais qu’en plus, iel semble convaincre son assemblée. Iel trouve un soutien immédiat suite à cette prise de parole. Parallèlement, iel s’approprie la théorie sur le genre. L’auteurice rend hommage aux militant.e.s queer et à la théorie queer et féministe en décrivant à quel point cela a changé la vie du personnage de Jess. 

Pourquoi je remercie?

Tout d’abord, je tiens à remercier les éditions Hystériques AssociéEs pour leur très sérieux travail de traduction et d’édition, qui permet à toustes d’accéder à ce livre qui me semble très important aujourd’hui. En effet, plus de soixante ans plus tard, les discriminations anti-trans* perdurent, tout comme les clivages à l’intérieur même du féminisme sur l’inclusion des personnes trans et la lutte commune pour leurs droits. 

Aussi, je remercie l’auteurice d’avoir osé dire, osé écrire. Grâce à iel, j’ai pu avoir un tableau très réaliste des luttes (politiques, mentales et physiques) qui ont été menées pour acquérir les  droits lgbtqi+ que nous avons aujourd’hui. Ce roman constitue pour moi un travail de mémoire précieux. Je voudrais également remercier l’auteurice pour la clarté de son récit qui le rend facile d’accès. 

Ce livre a particulièrement compté pour moi car il a réaffirmé l’idée que les mouvements queers et féministes ont tout à gagner à être soudés. Les figures de la lesbienne butch et la lesbienne fem m’ont particulièrement parlées. En effet, dans certains milieux queer, il peut y avoir une tendance implicite à dévaloriser des lesbiennes qui seraient trop féminines, trop masculines, ou encore agenres ou non binaires. Pourtant, nous combattons toustes le même système. 

Je remercie également l’auteurice qui parle de la notion de consentement lors des scènes de relations sexuelles, ce qui est assez visionnaire puisqu’iel n’est réellement abordée dans l’espace public que depuis une décennie.

Je souhaite enfin remercier Leslie Feinberg pour tous les combats décrits dans ce livre. Pour n’avoir jamais failli, jamais cédé face à celleux qui refusaient de l’accepter telle qu’iel était, pour avoir traversé la solitude et l’exclusion, pour avoir incarné le changement. Iel donne ainsi une force immense à toustes les suivant.e.s. Ce livre m’est resté longtemps dans la tête après sa lecture et reste encore un très bon antidote au découragement militant. Enfin, un grand merci pour avoir montré l’importance de la communauté queer, l’importance de l’amour, de l’amitié, du soin et la réalité de l’interdépendance humaine. 

*: référez-vous à notre Lexique dont voici un extrait pour cette missive:

Outsider : mot anglais désignant cellui qui est en dehors, à côté des normes de la société. Il est popularisé par le sociologue O. Becker en 1985 dans son livre éponyme. 

L’outing : fait de révéler l’homosexualité, la bisexualité, la transidentité, la non-binarité, l’intersexuation, la pansexualité ou l’asexualité d’une personne sans son consentement, voire contre sa volonté. Source : Wikipédia

Stone butch : “représente le cas extrême de la femme très masculine qui séduit les femmes et leur apporte du plaisir sans réciprocité”. Source : Wikipédia

Personne non-binaire : “ terme générique qui englobe plusieurs réalités. Selon Matsuno et Budge, elle inclut les personnes qui s’identifient en dehors des identités masculine et féminine ou qui s’identifient comme ayant une identité de genre située entre ces deux points, mais aussi les personnes qui s’identifient soit homme soit femme à des périodes différentes, ainsi que les personnes qui rejettent toute identité de genre voire qui ne ressentent aucune identité de genre.” Source : Wikipédia

Homme trans : “personne dont l’identité de genre est masculine, alors que le genre qui lui a été assigné à la naissance sur la base de l’apparence de son sexe est féminin.” Source : Wikipedia 

Femme trans : “personne dont l’identité de genre est féminine, alors que le genre qui lui a été assigné à la naissance sur la base de l’apparence de son sexe est masculin.” Source : Wikipedia 

Bull: Raccourci pour bulldagger, lesbienne particulièrement masculine

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Manon
Manon est une femme lesbienne blanche cisgenre et valide. Elle s’intéresse particulièrement aux sujets liés à l’urbanisme, au logement, à l’écologie et au féminisme. Comme les autres guetteureuses, elle est convaincue que les idées passent par les imaginaires et que de fait, ils sont politiques.
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