Tirésias
Rossi & Le Tendre – 2001
Parce que on en garde l’impression que le destin d’une femme c’est le viol, alerte!
Missive écrite par Axel qui se définit (entre autres) comme un homme blanc, cisgenre, valide, agnostique, banlieusard, gay. Relue par au moins un·e concerné·e. Pour comprendre notre ligne éditoriale et nos engagements, vous pouvez consulter notre Manifeste et notre Charte Éditoriale.
Contexte
Tirésias est une bande dessinée française qui, en s’inspirant librement de la mythologie grecque, raconte la jeunesse de Tirésias: accusé d’avoir violé une prêtresse, il est transformé par Athéna en femme en guise de punition. Puis redevenu à nouveau homme, il fera preuve d’affront envers Héra qui, vexée, l’aveuglera. Zeus lui donnera le don de divination comme compensation.
Qu’ai-je vu?
Sur le viol
L’histoire de Tirésias commence véritablement quand une autre histoire s’ouvre: celle de la femme qu’il viole. Il sera d’ailleurs plutôt dit « déshonorer » et autres euphémismes, le mot « viol » n’étant prononcé qu’une seule fois. Visiblement, le problème c’est surtout que c’est une prêtresse vierge d’Athéna, donc qu’il y a eu « outrage ». Pour ça il sera puni par Athéna et transformé en femme lui-même. Mais le viol, lui, et le fait que cette prêtresse anonyme soit ensuite jetée dans la mendicité, n’est jamais discuté et semble tout à fait normalisé.
Rapidement cette prêtresse victime s’avère être en fait une femme manipulatrice, menteuse, trompeuse et infidèle: en effet, elle a fait un faux témoignage !
Sur la transidentité
Son agresseur, Tiresias (car même si visiblement il n’y a pas eu viol, il y a quand même eu agression), se retrouve donc puni et métamorphosé en femme. On notera l’aspect « malédiction » de la transidentité: sa transformation lui est imposé par une femme en colère (Athéna).
Sur la femme-mère
Maintenant femme, Tiresias comprend petit à petit que sa vie n’a de sens qu’en tant que mère, notamment en accouchant de sa fille. L’homme jadis jouisseur, à présent femelle, n’en a plus que pour la maternité: « le plaisir n’est rien lorsqu’arrive la vie ». Super perspectives pour les femmes du monde qui devraient donc se dépêcher, visiblement, d’être des mères.
Encore sur le viol
D’ailleurs, puisqu’il est devenu femme, son destin semble visiblement de … se faire violer à son tour (par son ancien rival). Sauf que… est-ce vraiment un viol ? Le scénario laisse planer le doute. En effet, Tiresias-femme se sacrifie pour sauver sa fille et, sous la menace d’une lame, “accepte”. Du coup dans cette histoire on ne sait plus s’il y a eu deux viols ou un seul, ou aucun.
Avec des histoires comme celle-là, on comprend pourquoi les hommes ont du mal à croire les femmes victimes dans le monde réel. Sans parler de la bonne mère qui accepte de se faire violer pour protéger ses enfants, encore une représentation modèle de la femme-mère-victime-putain-protectrice pour nos imaginaires patriarcaux.
Sur le plaisir sexuel féminin (expliqué par les hommes)
L’un des moteurs de l’action, repris du mythe, est un débat où on se demande qui éprouve plus de plaisir, l’homme ou la femme. Cela ouvre l’arc narratif principal dans le premier tome suite à une conversation de rue qui débouchera au premier (non)-viol. Puis cette même question clôturera le second tome avec la conversation divine, quelques pages après le second (non-)viol. Dans ce récit, plaisir et viol semblent en effet narrativement très liés. Au fil des pages, on apprend que Tiresias-homme est dans l’abondance, qu’il fait mal aux reins (mais c’est « de la fougue! ») et qu’il est orgueilleux au lit. C’est donc un très bon coup, les femmes l’adorent et elles en discutent volontiers entre elles. Voilà une représentation très masculine et phalocentrée du plaisir sexuel féminin.
Quant à la révélation divine finale: le “grand secret du sexe féminin” (car visiblement il y a un grand secret que toutes les femmes dissimulent aux hommes!) c’est que « l’homme gouverne le monde par la puissance et le glaive mais c’est la femme qui domine l’homme par le plaisir ». Et là encore aucune distance, aucune interrogation, aucune remise en cause de ce propos, certes ancien, mais qui est narrativement construit comme le climax de l’intrigue.
Sur les femmes colériques et les hommes solidaires entre eux
La conclusion, c’est la malédiction qui s’abat sur Tiresias redevenu homme depuis peu, lancée, encore, par une autre femme en colère (cette fois-ci Héra): il est rendu aveugle. Mais ce mauvais sort est contrebalancé aussitôt par le don de divination qui lui est offert par Zeus, plein d’empathie. Heureusement qu’il y a un peu de solidarité masculine pour compenser la tyrannie des femmes sur les hommes………… !!
Enfin, sur le bruit de fond
Et que se passe-t-il en arrière-plan entre les scènes principales? Des hommes se font la guerre dans la campagne, se battent entre eux dans la ville, montrent leurs muscles et leurs guépards pour obtenir des femmes et braillent dans les tavernes pour raconter leurs exploits. Selon moi, on est assez proche de la masculinité toxique dans toute sa splendeur.
Pourquoi j’alerte?
Masculinités toxiques et culture du viol semblent largement trouver leur place dans ce récit. Raconter ce genre d’histoire sans recul et sans poser les questions nécessaires sur ce qui se joue sous nos yeux interroge. Multipliés par des millions, ces récits normalisent la domination et l’oppression patriarcale.
Bien entendu, le fait que l’œuvre s’inspire d’un mythe pré-existant permet d’expliquer la présence de certains éléments, comme la querelle entre Zeus et Héra que l’on retrouve chez Ovide et Hésiode. Mais pourquoi les invoquer, à l’aube du XXIe siècle ? Que veut-on en dire ? Les mythes sont en perpétuelle évolution et c’est pour cela qu’il existe souvent des variations. Reprendre de nos jours des récits avec des représentations misogynes et violentes sans les interroger, c’est perpétuer l’oppression et marcher avec les dominants. « Oui mais c’est la tradition » ne pouvant être retenu comme bonne excuse.
Sur le plan du respect des mythes, il est d’ailleurs intéressant de noter que les versions d’Ovide et d’Hésiode racontent que Tiresias aurait été puni et transformé en femme car il aurait dérangé des serpents. Dans la version de Phérécyde, c’est parce qu’il aurait surpris Athéna en train de se baigner. Le choix d’une scène de (non)-viol ici n’est donc pas courant, preuve que les mythes sont maléables.
Une note positive malgré tout: le traitement très fluide et apaisé des relations homosexuelles ou bisexuelles, dépeintes avec beaucoup de normalité, d’empathie et d’humanité. Mais là encore uniquement pour les hommes.