L’Orme du Caucase
Jirō Taniguchi – 1993
Parce que les femmes ne sont pas des fantômes au service des hommes, alerte!
Missive écrite par Axel qui se définit (entre autres) comme un homme blanc, cisgenre, valide, agnostique, banlieusard, gay. Relue par au moins un·e concerné·e. Pour comprendre notre ligne éditoriale et nos engagements, vous pouvez consulter notre Manifeste et notre Charte Éditoriale.
Contexte
L’Orme du Caucase est un manga de Jirō Taniguchi qui raconte en 8 nouvelles graphiques la vie de plusieurs familles japonais·es. Adapté des récits de Ryūichirō Utsumi, ce manga a remporté le prix Haxtur de la meilleure histoire en 2005. Les autres oeuvres de cet auteur ont reçu de nombreux prix aussi bien pour ses histoires que pour ses dessins.
Qu’ai-je vu?
Une série de “tranches de vie” défile au fil des pages: ici des couples qui se font et se défont, là des familles qui se retrouvent ou se séparent, ou encore des amitiés qui se lient ou se délient. Tout cela pourrait passer comme de beaux et poétiques “instantanés” philosophiques remplis de sagesse, profondément humains et universels, si… il ne manquait pas la moitié de l’humanité, à savoir les femmes.
Oui, il y a des personnages féminins, mais elles sont majoritairement relayées à l’arrière-plan, trop occupées à servir les hommes, s’occuper des enfants ou ranger et nettoyer la maison.
A l’inverse, AUCUN homme n’est représenté dans une activité similaire. Leur travail à eux, le seul nommé “travail”, c’est “le bureau” ou encore “le magasin”. Ce sont les seuls à ramener de l’argent à la maison. D’ailleurs on nous fait clairement comprendre que ce sont de saints sacrifices qu’ils font là, jusqu’à suggérer qu’ils se tuent pour leur femme.
Dans la même veine, il n’y a quasiment que des hommes qui prennent des décisions. Les femmes, quand elles en prennent, c’est uniquement en rapport avec un homme (un mari, un ex…) ou en rapport avec leur rôle de mère. La première nouvelle éponyme est assez flagrante à ce sujet. Il est question de savoir si oui ou non il est judicieux de couper un orme majestueux dans le jardin d’une maison nouvellement acquise par un couple de retraités. La femme qui vit avec son mari n’intervient jamais dans les décisions. Elle est toujours en retrait, à servir le thé. Même les ouvriers ont plus d’aval qu’elle dans ce jardin. La seule initiative qu’elle prend, c’est d’appeler leurs enfants pour leur demander conseil. Outre le fait que c’est la replacer dans son rôle de mère, cela lui vaut également une remarque cinglante de son mari qui la traite d’idiote.
C’est aussi intéressant de noter que sur les 230 pages de récits il n’y a que deux dialogues de femmes entre elles, sans homme: la petite fille et la grand mère à la fin de la nouvelle « Les Environs du Musée » et la veuve et la belle mère à la fin de « Son Pays Natal ». Et de quoi parlent-elles? De l’homme qui constitue leur seule raison d’être…! Je ne suis pas certain que ce manga passerait avec succès le test de Bechdel-Wallace qui vise à vérifier si les femmes sont des protagonistes à part entière dans une fiction, ou juste des faire-valoir pour les hommes.
Dans l’Orme du Caucase, les femmes sont aussi seules responsables de l’éducation des enfants. Ce n’est pas juste suggéré ou montré, c’est énoncé comme une maxime dans ce commentaire du narrateur qui m’a fait bondir: « La mère qui avait élevé aussi mal une fillette de 5 ans était à blâmer ». On voit là toute la puissance que peut avoir un récit sur nos imaginaires et donc sur notre manière de penser le monde. Il faut avoir un certain regard critique pour se demander immédiatement: « Et le père ?? » (car la fillette en a un). Non, ici la responsabilité incombe à la mère, visiblement. Et souvent de manière assez agressive et moralisatrice.
D’ailleurs la figure paternelle est rarement présentée comme problématique, même quand celui-ci est totalement défaillant. Par exemple dans « La Petite Fille à la Poupée », le père, absent, alcoolique et volage n’est pas remis en cause une seule fois par le narrateur. Au contraire, on nous dit plutôt qu’il travaille « comme un forcené » et qu’il n’était « pas capable de travailler à côté d’un bébé qui pleurnichait ». On nous invite à beaucoup de compassion et d’empathie pour ce pauvre homme qui voit sa femme et sa fille quitter le domicile à cause de son comportement. Pourquoi pas, il y a tant à interroger dans la “valeur travail” et dans la façon dont les addictions sont socialement traitées. Mais pourquoi faire a contrario tant de reproches aux mères?
Alors, oui, c’est vrai, il y a des femmes indépendantes dans ce livre. Il y en a même trois. Mais elles ne le sont que via, pour ou contre un homme. Jamais parce que ce sont des êtres à part entière. Dans « Le Parapluie », la soeur prend sa liberté très jeune. Mais le narrateur la décrit comme une débauchée infréquentable. Heureusement son frère, donc un homme, viendra la tirer de cette vie affreuse. Grâce à lui, elle reprend une vie normale et se marie peu après. Quelle indépendance, merci pour l’exemple! Ensuite, dans « Les Environs du Musée », la vieille mère est montrée comme voulant prendre de la distance avec son fils qui l’héberge. Pour cela, elle part notamment faire de longues promenades quotidiennes. Mais c’est finalement pour rejoindre un homme dont elle tombe amoureuse, et autour duquel toute sa vie tourne désormais. Evidemment, on se réjouit pour ce personnage, mais là encore: une femme ne s’émancipe que grâce à un homme. Enfin, dans « Son Pays Natal », la veuve devient indépendante, mais c’est dans le souvenir de son défunt mari, pour l’honorer et continuer à l’aimer.
Bref, on croirait que selon Taniguchi dans cet ouvrage, sans les hommes, il n’y a absolument aucun récit possible, les femmes n’étant que leur ombre, leur servante ou leur extension.
Idem chez les enfants: dans « Le Cheval de Bois » la petite fille est terrifiée et reste dans le giron des adultes, alors que dans « La Forêt », les petits garçons, eux, même s’ils ont un peu peur, vont pouvoir partir à l’aventure, où soit dit en passant, ils ne rencontreront que d’autres garçons. Point intéressant: dans cette nouvelle-là, les femmes sont toutes anonymes, sans visage, et à la maison, dont une, la mère, en train de cuisiner.
Quand on regarde ces femmes personnages-fantômes, on se dit que dans le monde de Taniguchi, il vaut mieux naître homme.
Pourquoi j’alerte?
Je m’interroge de plus en plus sur les fictions dans lesquelles on représente les femmes comme des personnes inférieures aux hommes et dominées par eux, de quelque manière que ce soit. Surtout s’il n’y a aucun recul ou contexte apporté soit par l’auteur, soit par l’éditeur. L’art et notamment les récits ont un grand pouvoir sur nous, donc une grande responsabilité.
Que cela soit bien clair, je ne suis jamais allé au Japon (ça ne saurait tarder!), je ne suis pas japonais, je ne parle pas cette langue. Je ne connais de cette culture que le stock d’images populaires relayées par les mangas, les quelques expositions d’art organisées en Europe que j’ai vues, et les actualités diffusées par les médias occidentaux. Ma vision de ce pays comporte donc de nombreux biais. C’est important, car on pourrait dire à propos du traitement des femmes dans l’Orme du Caucase: « C’est la culture japonaise ». Certes. Mais je crois que si la culture d’un pays est profondément marquée par la misogynie, on peut la questionner. Culture française comprise: nous avons exactement les mêmes systèmes de pensée anti-femme en France, avec son lot de BD francophone. J’ai déjà eu l’occasion d’écrire par exemple sur Tirésias, de Rossi et Le Tendre.
Même le rapport à la nature est étrange. Dans ce qui aurait pu être une très belle nouvelle d’ouverture, les hommes de « L’Orme du Caucase » philosophent sur l’âme des arbres et le fait qu’on ne les respecte pas assez. Formidable, une magnifique pensée. Mais… on apprend finalement que l’arbre bourgeonne merveilleusement pour « se faire pardonner » d’embêter les humains avec ses feuilles et pour « plaider sa cause ». Cette approche est quand même très ambigüe et pose question.
Et ce n’est pas un hasard. Je crois que les deux sujets, féminisme et écologie, ne sont pas du tout séparés. De nombreuses penseuses ont mis en relation les oppressions que subissent les femmes et celles que les humains font subir à la nature. C’est « l’écoféminisme » et c’est une discipline extrêmement intéressante qui révèle le rapport de domination systémique que nous les hommes avons avec ce qui nous entoure. Et cela peut amener à des œuvres fort intéressantes, comme le jeu vidéo Zero Horizon Dawn, de Guerilla Games.
Pour finir, une note positive quand même sur les représentations créées dans cet ouvrage: j’ai particulièrement apprécié que dans ces nouvelles de Taniguchi, loin des clichés virilistes et abrutissants, les hommes sachent et puissent pleurer, partager leurs émotions, s’affaiblir. Mais qu’en fait-on? Ça…